Interview de David Cage
Xbox-mag/XboxAttitude – Comment s’est organisé le développement de Fahrenheit ? Quelle importance a été donnée à la partie scénario ? A la partie plus technique ?
David Cage – Chez Quantic, j’ai la chance d’être à la fois PDG et game designer. Cela nous permet de mettre le jeu en avant. J’écris et je mets au point en toute liberté, puisque je suis mon propre patron. Donc quand vous demandez quelle partie à été privilégiée, je peux vous répondre que c’est le jeu dans son ensemble qui est prioritaire, et pas un aspect en particulier.
XM/XBA – Depuis quand travaillez-vous sur Fahrenheit ?
David Cage – Le développement a débuté il y a maintenant deux ans, et l’écriture avait été commencée une année auparavant. Nous communiquons très tôt sur nos projets, c’est pour ça que certains pourraient penser que le jeu date.
XM/XBA – Et pendant ce développement, justement, y a t-il eu des moments critiques ? Vous est-il arrivé de douter ? D’avoir peur de devoir abandonner le projet ?
David Cage – Il y a eu une continuité dans le développement. Nous ne nous sommes jamais arrêtés de travailler sur le jeu. Des moments difficiles il y en a eu, notamment àla fin de la collaboration avec notre premier éditeur, Vivendi, à cause des problèmes internes de ce dernier. A ce moment là, et à d’autres, il nous est arrivé d’être inquiets, mais nous avions une grande confiance dans notre produit. Nous sentions qu’il avait un gros potentiel et que cela jouerait en notre faveur. C’est ainsi que nous avons revendu Fahrenheit à Atari. Mais attention, même si nous sommes à présent certains que le jeu sortira, nous douterons jusqu’aux retours que nous aurons de la part des joueurs. Si quelqu’un développe un jeu déjà bieninstallé, comme un FPS, il peut se comparer à la concurrence, se dire " Nous on a pas ça, mais on a ça en plus ". Pas nous. Nous, nous travaillons sur un concept inédit, donc nous n’avons aucun point de repère ou de comparaison avec un quelconque autre jeu.
XM/XBA – Quelles sont vos influences, en tant que créateur ?
David Cage – Cinématographiques pour la plupart. Moins dans le domaine du jeu vidéo, car j’ai peu d’estime pour la narration dans ce milieu, ni pour ses standards. J’ai envie de me démarquer des autres jeux.
Pour Fahrenheit, un film qui m’a pas mal inspiré au départ est Snake Eyes, de Brian De Palma, avec Nicolas Cage – Pas de lien entre nous d’ailleurs ! – , qui met en scène un meurtreobservé depuis différents points de vue, par différents personnages. C’est un peu la même chose au départ dans Fahrenheit, même si le jeu se démarque totalement de cette inspiration, comme vous avez pu le constater.
Plus personnellement, mes influences viennent de grands noms comme Kubrick, Hitchcock, Welles. Des films comme Fight Club, Seven (Avec le duo de flics, comme dans Fahrenheit) de David Fincher, ou encore le moins connu mais formidable Angel Heart d’Adrian Line développent une psychologie des personnages très poussée, ce qui m’inspire et que j’aime énormément.
Dans Fahrenheit, il y a des références au cinéma. Je pense à Psycho de Hitchcock, ou encore au Silence des Agneaux, dont une réplique entière de Jodie Foster est empruntée par Carla, la femme flic de l’histoire, à un moment du jeu.
XM/XBA – Avec Fahrenheit, quel est votre but ? Que voulez-vous faire passer ?
David Cage – Je n’ai pas vraiment de message particulier à faire passer aux joueurs. C’est plus une approche, montrer qu’on peut faire des jeux autrement, sans phases de tir ou de conduite à n’en plus finir. Ce qu’on fait avec Fahrenheit est cohérent avec les ambitions de Nomad Soul. On veut faire du jeu vidéo un média plus adulte. On veut qu’il évolue, que le contenu parle aux joueurs.
Certaines personnes aimeront Fahrenheit, d’autres détesteront, bien entendu, c’est le lot de toute expérience se démarquant du lot, mais j’ose espérer que le jeu ne laissera personne indifférent et, si possible, donne des idées aux autres développeurs. Qu’ils voient qu’on peut faire autre chose avec une certaine réussite.
XM/XBA – L’interface de Fahrenheit est particulière. Comment la voyez-vous, comment l’avez-vous imaginée ?
David Cage – L’idée est d’aller plus loin que le contrôle classique qui n’est finalement qu’une succession d’actions différentes répétées, chacune commandée par un bouton ou une combinaison spécifique. En faisant faire au joueur la même chose que le personnage du jeu (NDLR : Dans Fahrenheit, les contrôles sont en adéquation avec les gestes de l’avatar virtuel. Vous inclinez le stick vers le bas, le personnage se baisse), on l’implique. On va vers le physique.
J’ai été surpris de voir,en jouant au très bon God of War PS2, que les développeurs avaient eu les mêmes idées que nous : faire des contrôles qui collent avec l’action en cours, comme, par exemple, le tapotage de boutons pour faire soulever une masse au héros. Le héros produit une effort physique, eh bien le joueur fait pareil.
Je pense que Yu Suzuki a eu la même envie dans Shenmue – qui n’est cependant pas une de mes références – avec ses quick time event révolutionnaires. Dans une bagarre, une poursuite, on ne fait pas une action spécifique. Tout est affaire de réflexes, de dextérité. C’est ça qu’on a essayé de reproduire. On veut faire aller le joueur plus loin que l’action en elle-même.
XM/XBA – Durant l’aventure, on incarnera environ une demie-douzaine de personnages. Ne craignez-vous pas que cela ne permette pas de s’identifier à un seul héros, comme dans la plupart des autres jeux ?
David Cage – On me l’a souvent posée, celle là ! C’est tout à fait vrai que dans certains jeux, les gens s’identifient à un personnage en particulier, et du coup n’apprécient pas trop de contrôler quelqu’un d’autre. Mais dans Fahrenheit, je ne pense pas que ce sera le cas, car plus qu’un personnage, c’est l’histoire que le joueur contrôle. Le scénario campe le rôle d’un personnage principal. On pourrait voir Fahrenheit comme un film, et le joueur comme un réalisateur, qui aurait la particularité de découvrir lui-même sa création au fur et à mesure de sa progression. Au cinéma, on ne voit pas ou peu de films qui suivent le héros tout du long. Il faut, pour développer la trame du scénario, montrer tous ses aspects. Dans Fahrenheit, on sera tantôt dans le rôle du poursuivi, Lucas, tantôt dans celui des flics, tantôt dans celui du méchant. Ainsi on permet au joueur d’être acteur de toute l’histoire, et pas seulement d’une partie de celle-ci.
XM/XBA – Fahrenheit, de par son contenu (Meurtres, suicide eventuel), risque d’etre déconseille au moins de 16 ans. Cela ne réduit-il pas le nombre de joueurs que le jeu pourrait toucher ?
David Cage – Fahrenheit est un jeu axé vers les plus âgés. Ce n’est pas un titre violent. A part le meurtre du début, les scènes violentes ne seront vraiment pas fréquentes. Nous avons plus misé sur la tension ambiante que sur la violence gratuite.
Le jeu sera résolument adulte. Il y a du sexe par exemple, mais il sera intégré dans l’histoire, et non gratuit. C’est quelque chose de tout à fait naturel entre des personnes qui s’aiment, et que tout le monde peut comprendre. C’est donc comme je l’ai dit un contenu adulte, mais tout à fait justifié, utile à l’histoire et donc au jeu.
Avec Fahrenheit, nous visons un public de 25-30 ans en premier lieu, sans nous y cantonner bien sûr. Un public qui est lassé de voir toujours la même chose, qui est déçu de ne voir que des embryons d’histoires dans les jeux. On veut lui montrer que le jeu peut s’adapter et sortir des productions pour ado qui pullulent actuellement.
XM/XBA – Une suite de Fahrenheit est-elle prévue ?
David Cage – Nous sommes actuellement en discussion avec Atari sur ce sujet. Le feedback auprès de la presse spécialisée a été très positif, y compris aux Etats-Unis, ce qui nous a surpris. Donc pour le moment c’est plutôt bien parti, même si nos efforts sont actuellement concentrés sur Omikron 2, la suite de Nomad Soul.
XM/XBA – Le scénario laisse-t-il une place à une suite ?
David Cage – Oui, un place est laissée… Une grande place même.
XM/XBA – Comment voyez-vous l’avenir du jeu vidéo, avec l’arrivée des consoles Next-Gen ?
David Cage – Vaste, très vaste question… J’ai envie de le voir comme la fin de ce qu’on connaît. J’ai envie de voir émerger de nouvelles expériences interactives, plus sensées. Il faudrait plus de profondeur, plus d’émotion dans le jeu vidéo. Il manque du sens. Pour la Next-Gen, j’aimerais voir moins de jeux toujours du même genre, j’aimerais qu’on se serve de la puissance des nouvelles machines pour aller plus loin. Il faut s’en servirpour aborder des thèmes plus fins, plus recherchés sans se concentrer sur la seule technique.
Actuellement le jeu tourne en rond, et c’est un vrai problème. Regardez la différence entre Wolfenstein premier du nom et Doom 3. Qu’est-ce qui a changé dans le concept ? Rien ! Strictement rien ! Les adultes arrêtent de jouer une fois passé un certain âge, les femmes ne jouent pas ou peu pour la plupart. L’industrie est concentrée sur la même niche de clientèle. Il faut faire bouger les choses. Donner de l’émotion avant tout, car c’est le but de toutes les activités artistiques : peinture, littérature… Pour que le jeu puisse prétendre atteindre ce statut, il faut qu’il passe un cap.
XM/XBA – Mais est-ce que vous pensez que le monde du jeu vidéo ira dans ce sens, celui que vous souhaitez ?
David Cage – Oui, je pense que ça arrivera. Pas tout de suite, c’est certain, mais à moyen terme, j’ai bon espoir.
Interview réalisée le 19 juillet en collaboration avec Xbox Attitude