Braid
L’histoire de Braid s’écrit depuis fin 2004, date à laquelle Jonathan Blow, game designer en opposition quasi-viscérale avec les méthodes de l’industrie du jeu vidéo, décide de se lancer dans le développement d’un projet, avec pour mot d’ordre la différence. Blow fait partie de ces individus qui se plaisent à figurer en marge des grandes tendances, peut-être par vanité, peut-être par intelligence. L’homme est en tout cas cultivé et inventif. Il n’hésite pas à pointer du doigt les gros succès récents en allant y dénicher la moindre erreur de design, ou à disserter sur la « bonne » façon de faire des jeux vidéo. Avec un tel personnage à la barre, Braid aurait difficilement pu être banal. Encore moins après l’alliance conclue avec l’excellent dessinateur David Hellman, artisan du charme graphique du titre tel qu’il est aujourd’hui.
Braid est donc un jeu différent. Déjà parce que c’est un titre de plateforme en 2D relativement sobre et pas très dynamique. Tout l’intérêt de l’expérience repose sur le contrôle du temps, qui prend le pas sur le classique saut d’obstacle ou la non-moins traditionnellerécupération d’objets. Tim, le personnage principal, peut en général traverser les niveaux sans difficulté. Mais pour pouvoir finir le jeu, il lui faut résoudre des puzzles (au propre comme au figuré, puisqu’on récupère… des pièces de puzzle justement) au sein des stages. Ces séquences sont incroyablement complexes, et recèlent des trésors d’inventivité. Le joueur, à qui un pouvoir spécifique est confié à chaque nouvelle étape franchie, doit prendre en compte tous les détails de son environnement et faire de nombreux essais pour réussir à atteindre son objectif. Sans jamais mourir. C’est une de particularités de Braid, souhaitée par Blow : aucun game over, la mort n’intervient jamais puisque Tim peut à chaque fois se sauver en remontant le temps. En résulte une grande fluidité de jeu, et aussi une approche beaucoup plus libre et créative des environnements, encore une fois superbement agencés. Les problèmes ne sont jamais trop durs à résoudre, mais ils demandent d’être ingénieux et, par cette confection très spéciale, et tellement dure à décrire, sont incroyablement gratifiants et passionnants à découvrir. Même si l’idée de donner le contrôle du tempsexistait dans, entre autres, Blinx ou Prince of Persia, jamais elle n’avait été aussi judicieusement employée que dans Braid. Jamais elle n’avait été le cœur d’un jeu.
Les fondations posées, c’est là qu’entre en scène Hellman, dont la composition artistique magnifique, les couleurs à tomber et les arrière plans qu’on croirait sortis de tableaux d’exposition entrent en totale adéquation avec le profil de Braid. Le terme « tableau » est d’ailleurs particulièrement approprié : Braid fait penser à une toile interactive. Et c’est sans compter sur les musiques, où le violon et le piano se mêlent pour donner un résultat si poétique qu’on peut, parfois, juste s’arrêter pour profiter de l’ambiance envoûtante qui se dégage des niveaux. Peu de jeux invitent à la rêverie comme Braid le fait.
Mais l’intelligence du jeu de Blow ne s’arrête pas là. La construction de Braid, du point de vue narratif, égale sa maestria du point de vue structurel, design et artistique. Très abstrait, se concentrant sur des thèmesrares dans le jeu vidéo (les relations de couple, la perte de l’être aimé, l’isolement, la folie), le jeu est en réalité une immense montée en puissance, qui va crescendo jusqu’à un dernier (ou plutôt premier)niveau hallucinant, merveille de clairvoyance, qui unit les éléments du soft pour en faire un tout et laisse le joueur interrogatif, songeur, une étrange impression en tête, mêlant la compréhension et l’inachevé.
Cette fin aux atours définitifs, c’est aussi ce qu’on pourra reprocher à Braid. La conclusion digérée, on est sur son nuage, mais on aura du mal à revenir aux énigmes, qui perdent de leur attrait une fois percées à jour. Un mal dont souffrait aussi l’inimitable Portal, jeu qui, finalement, ressemble plus à Braid qu’on pourrait le penser. Les thèmes sont différents, la méthode de jeu aussi, mais c’est la même force de conception qui anime ces deux chef d’œuvres modernes.