Interview Gears of War 3 – Yannick Dahan
Xbox-Mag : Salut Yannick, je sais que c’est un thème qui te tient à cœur : les échanges entre langage cinématographique et gameplay. Quel est ton avis de cinéphile et de gamer sur le sujet ?
Yannick Dahan : On en est encore qu’aux prémices. Il y a encore un énorme travail d’échange à faire entre l’industrie du jeu vidéo et celle du cinéma. Ils ont beau se renifler le cul depuis des années, ils restent chacun sur leur pré carré. C’est-à-dire, les mecs du cinéma vont dire « les mecs du jeu vidéo vous comprenez rien au cinéma » et les mecs du jeu vidéo vont dire « les mecs du cinéma, vous comprenez rien au jeu vidéo ». Ils ne cherchent pas assez l’échange.
XM : En termes de langage et d’écriture, ou il s’agit plutôt c’est un rapport de force, genre nous on est le septième art et vous le jeu vidéo vous êtes rien culturellement ?
YD : Je parle bien d’échanges sur le langage propre à chacun. D’un côté il y a des mecs qui disent "vous allez pas nous apprendre à faire un jeu car vous connaissez rien au gameplay" et de l’autre des types qui disent "vous allez pas nous apprendre à faire une séquence cinématique" parce que nous on sait comment raconter une histoire. Et en fait c’est une erreur car chacun a des atouts. Il ne faut pas rêver non plus d’une fusion totale parce qu’elle n’est pas possible. Ce n’est pas l’interactivité la grande différence entre le jeu vidéo et le cinéma. La grande différence c’est que le jeu vidéo est à choix multiples.
XM : Si l’on prend l’exemple de Gears of War 3 on a l’impression d’une campagne rythmée par des séquences très courtes un peu comme le cinéma pop corn sait les calibrer
YD : C’est le spectateur qui décide, dans un univers cadré. Le développeur doit donc anticiper sur les réactions des joueurs. Du coup, jouer sur la rythmique pour transmettre des émotions c’est très difficile pour un développeur car un joueur peut s’arrêter pendant dix minutes et reprendre dix minutes plus tard alors qu’un autre joueur passera le même niveau en 45 secondes. Donc il n’aura pas la même perception du rythme du jeu et des émotions qui peuvent en ressortir.
XM : Finalement les niveaux de difficultés servent un peu de filtre pour permettre selon ton niveau de joueur à ressentir à peu près les mêmes émotions dans le même scénario ?
YD : Exactement ils essaient de chronométrer tes séquences pour conserver leur impact émotionnel. Mais au final, ce qui est intéressant ce n’est pas de demander à un jeu d’être aussi narratif qu’un film. Ce qui est intéressant c’est qu’iI faut intensifier le gameplay par des éléments du langage cinématographique. On prend des trucs et on les pousse plus loin en les intégrant dans le gameplay. L’exemple le plus flagrant dans Gears of War c’est bien sûr cette caméra en mode cinématographique pendant la séquence de tronçonnage. C’est une micro séquence scriptée de quelques secondes mais tu restes aux commandes. Ça sert à quoi ? ça sert à renforcer ton sentiment de puissance et ça c’est du cinéma intégré au jeu. Le cadrage iconise le personnage en action et ça c’est ce que j’appelle une fusion intelligente des deux langages. Pour l’instant c’est malheureusement utilisé uniquement pour renforcer ton sentiment de puissance, comme dans Batman où tu as une petite séquence scriptée quand tu défonces une grille et là c’est bandant tu te dis putain j’ai de la puissance. Donc c’est utilisé que pour ça mais j’aimerais bien qu’à terme le jeu vidéo intègre des mécaniques de cinéma pour produire de l’émotion et déstabilise le spectateur, le détourner de ce qu’il croyait. Le jeu sur l’attente c’est ce qui manque au jeu vidéo et que seul Kojima à fait en te menant en bateau.
XM : C’est aussi pour ça que les jeux de Kojima ne parlent pas à tout le monde…
YD : Oui parce que Kojima te déstabilise, tente des trucs. Dans Gears of War on est dans le ludique et le référentiel, le gros film d’action et si ça marche aussi bien c’est parce que les auteurs ne cherchent pas à dénaturer le truc et c’est pour ça que le jeu reste aussi ludique. Mais rien que l’idée d’épaissir les personnages alors que tu t’y attends pas, comme pour Cole Train ça produit un truc, tu es impliqué. La séquence de Cole Train, tu es impliqué dedans, ça produit une émotion aussi parce que tu t’y attends pas. Moi qui étais dans un trip ludique cool avec de mecs qui bastonnent et lancent des vannes bien lourdes, là, quand tu entres dans les vestiaires j’ai eu un petit frisson, cette iconisation du personnage. Ça c’est de la caractérisation de personnage, c’est super intelligent. Te faire jouer Cole qui croit être dans son match, c’est une putain d’idée de cinéma.
XM : C’est vrai que Cole a plus de densité en trois minutes qu’en deux épisodes
YD : Carrément ! Et je pense qu’il faut que le jeu vidéo aille de plus en plus vers ça. Mais il faut du talent pour trouver ce genre d’idée et on en est qu’aux balbutiements mais ça arrive.
XM : Bon on va pas y couper mais si la violence ne fait quasiment plus débat au cinéma, le jeu vidéo n’échappe à aucune polémique. Au-delà de l’aspect « le jeu vidéo c’est pour les enfants » est-ce que tu crois que pour la censure c’est lié à la manière de raconter une histoire justement ? C’est-à-dire la vieille idée que quand tu joues tu es plus impliqué et donc plus perméable.
YD : Je pense pas que les mecs aillent aussi loin. Tu as résumé le truc en fait, si le jeu est majoritairement stigmatisé dans sa violence c’est parce que majoritairement ils se disent « le jeu vidéo est réservé aux enfants ». T’auras beau leur mettre une signalétique interdit aux moins de 18 ans, t’auras beau leur dire ce sont les parents qui sont cons d’acheter Gears of War pour leur gamin de 6 ans, ils continueront à te dire que le jeu vidéo c’est dangereux. Je trouve ça complètement débile et si le cinéma subit moins ça aujourd’hui c’est tout simplement qu’il s’est autocensuré. A part The Expendables, depuis dix ans on n’a plus le droit à des films de gros balèzes qui tuent des mecs à la chaîne en se lançant des grosses vannes. On a vécu des bons moments hardcore dans les années 80 mais là on ne retrouve plus du tout ça nulle part.
XM : Est-ce que tu trouves d’ailleurs que la violence extravagante de Gears of War est plus dérangeante que des trips comme Bioshock qui te ramène à ton statut de joueur un peu marionnette.
YD : C’est aussi ce que fait Kojima avec Metal gear, et c’est un axe super intéressant pour raconter des histoires dans le jeu vidéo. Le truc c’est que dans le jeu vidéo il n’y a pas de milieu. Tu as soit des jeux d’actions sans histoire, soit des expérimentateurs fous comme Kojima ou Bioshock qui cassent tous les codes et te balancent des expériences inédites. Ce que Gears of War essaie de faire, en particulier dans ce GoW 3, c’est te raconter une bonne histoire, dans un cadre un peu pulp et décomplexé. Mais ils essaient de te raconter une histoire sans avoir la prétention de déstabiliser le joueur. On n’essaie pas de te déstabiliser, on essaie au contraire de te faire rentrer encore plus dans le jeu. On essaie de faire jouer ce qu’on appelle l’induction sémantique, l’identification aux personnages comme quand tu vas voir un bon film sans te poser de question.
XM :Et du coup tu te sens pas trahi. Et d’ailleurs dans la campagne tu te sens pas trahi mais on te balance des émotions auxquelles tu t’attends pas comme par exemple une séquence avec Dom où… attends t’as pas fini la campagne je voudrais pas te spoiler !
YD : Non vas-y c’est pas grave
XM : Non ? je te le dis ?
YD : Non me le dis pas ! Le truc c’est qu’en fait le jeu vidéo utilise très souvent des astuces comme le flashback pour te faire ressentir des émotions mais finalement tu zappes parce que c’est intégré dans des cinématiques qui te sortent du jeu et du coup tu zappes, ça te fait chier et quelques minutes après c’est encore pire parce que tu te demandes ce qui ce passe, pourquoi on te fait faire un truc. Tandis que moi ce que j’ai aimé dans Gears of War 3, et que je n’avais pas trouvé dans les deux précédents, c’est que d’entrée la narration elle est claire et limpide. D’entrée, les enjeux sont posés, je sais pourquoi je fais ça et c’est simple. Du coup quand on m’amène un truc surprenant je suis dans l’histoire parce que je me posais pas de question, j’avais tout compris avant et là on me balance un truc qui me fait réagir parce que c’est inattendu. C’est pour ça que ça marche dans Gears of War 3 et ça n’arrive pas dans tous les jeux ! Il suffit parfois d’être super simple pour être efficace.
XM : En parlant de simplicité on reproche parfois à Gears of War d’être très linéaire. Est-ce que pour toi c’est aussi une manière de maîtriser la narration.
YD : On est presque dans la narration linéaire cinématographique. Ils font d’ailleurs une narration éclatée, ce qui est hyper intéressant. En passant d’un personnage à un autre tu combines les bouts d’histoire et ça t’implique à fond dans le scénario. Il y a longtemps que j’avais vu ça de manière aussi efficace. Finalement, au cinéma tu subis le chronométrage des séquences, au montage le réalisateur décide de la durée des séquences pour optimiser leur efficacité. Là, ils sont obligés de t’imposer des limites de gameplay s’ils veulent que tu sois dans le scénario et que tu ressentes des trucs. C’est un équilibre très délicat à trouver si je veux être sûr que ce rebondissement fonctionne ou encore que ce côté très spectaculaire soit efficace. C’est très délicat. Au final les développeurs doivent toujours identifier au maximum ce que tu dois faire pour ne pas te sortir de l’histoire qu’ils te racontent.
XM : Merci Yannick pour cet interview, c’était super d’avoir un avis de quelqu’un cinéaste et gamer (Note : oui, j’avoue, je suis un gros fan de ses chroniques).
YD : Pas de souci mec, moi aussi ça m’a fait plaisir.